Propos sur la photographie

silhouettes

Pour moi, la photo – comme la peinture –
est l’expression d’un condensé de « l’Esprit » ou de la « Conscience » humaine, à un moment donné,
dans sa dimension la plus profonde et la plus intemporelle.

Tout le contraire de ce flot d’images pour la plupart inutiles,
éphémères et superficielles,
dont nous bombardent continuellement les médias,
au point de créer la plus grande confusion intérieure.

La photographie telle que je la conçois, est « un arrêt sur image »,
de sorte que la pensée dans sa cacophonie et sa bousculade effrénée quotidienne,
s’arrête enfin sidérée,
et que l’Esprit, dont la Nature essentielle est l’immobilité contemplative,
émerge tout à coup dans la lumière d’une Beauté visant l’éternité.

En ce sens une photographie réussie est un condensé d’images
qui réunit dans sa forme immobile une multitude de sens,
dans différentes dimensions de l’être humain.

Elle permet alors d’aller au-delà de l’image et des formes,
dans une sorte de transcendance d’elle-même qui vous inonde.

La bonne photo, très rare, c’est celle qui vous arrête et vous fascine
– inutile de tenter de l’expliquer -,
elle est dans la quatrième dimension de l’indicible et de l’informulable,
juste un grand silence est de mise.

Une photo réussie dans sa contemplation jamais terminée,
nous protège de l’addiction à consommer des images,
c’est une sorte de sobriété heureuse, une décroissance informationnelle de l’image

La photographie apprend à mieux voir,
mais pas seulement avec les deux yeux du monde sensible,
la grande photographie permet la Vision qui est ouverture sur l’Etre ;
elle ouvre alors ce que l’on pourrait appeler, faute de mieux,
le troisième Oeil, celui qui donne le Sens.

La profusion d’images de la société informationnelle hypertechnicisée,
produit par cette profusion même, « l’informe », c’est à dire le non-sens et le chaos.
L’image d’une photo réussie produit au contraire une « surforme », ou une « trans-forme »,
c’est à dire une forme qui conduit au delà de toutes les formes
pour en exprimer le Sens et l’Unité.

Donc, pour la photographie telle que je l’aime,
pas d’excès de technique,
non à cette débauche de modèles nouveaux,
toujours plus performants et toujours plus chers,

juste un petit appareil de maniement simple, que l’on met discrètement dans sa poche ;
Le plus important c’est le coup d’oeil qui « spiritualise » la photo,
et non le réglage compliqué ou sophistiqué pour ingénieur « numérique ».

Idem, pour la présentation de la photo :
ce n’est pas le cadre somptueux, ni l’agrandissement démesuré qui donne sa valeur à l’image,
J’aime les encadrements minimalistes en bois brut bon marché,
les passe-partout discrets qui ne trichent pas avec l’image,
les formats modestes à taille humaine.

Quant au traitement de l’image,
ce trafic numérique qui consiste à gommer et trahir la réalité,
pour en faire une virtualité « écranique »,
il est réservé à cette prostitution généralisée de l’art,
qui atteint son sommet dans la publicité visuelle,
une invention démoniaque de l’esprit occidental, mercantile.

Un ennemi important par ces temps de grande décadence,
c’est le « formalisme »,
aussi bien en photo qu’en peinture,
le soi-disant créateur s’amuse à trafiquer des formes,
dans le jeu superficiel des apparences,
ce tape à l’oeil vulgaire, afin d’attirer le consommateur d’images,
perdu dans sa confusion informationnelle.

A l’opposé, seule m’intéresse la recherche de cet au-delà des formes,
dont nous avons de plus en plus un besoin vital,
au fur et à mesure que la décadence s’accélère.

Il m’arrive quelquefois de tomber en arrêt devant de telles photos,
qui permettent l’émergence contemplative de l’Esprit,
mais c’est devenu tellement rare.

Un seul photographe se distingue toujours du lot, de toute sa grandeur, de toute sa splendeur,
c’est Henri Cartier-Bresson.
Il faut dire qu’il avait longuement médité « L’art Zen du tir à l’arc »,
dans le célébre petit livre de E. Herrigel, avec sa préface de D. T. Suzuki :
« c’est un art dont on n’attend pas uniquement des jouissances esthétiques,
mais on y voit un moyen de former le mental, et même de le mettre en contact
avec la réalité ultime ».

Il est vrai que l’art de prendre une photographie a quelque chose à voir
avec le tir à l’arc dans sa version traditionnelle et initiatique :
il ne faut pas chercher à atteindre la cible,
dans un certain état intérieur de lâcher prise,
c’est elle qui s’invite,
c’est la cible qui vient à vous.

Voici une citation magistrale du maître photographe, tireur à l’arc d’exception :
« Photographier, c’est mettre sur la même ligne de mire la tête, l’oeil et le coeur.
c’est une façon de vivre ».
Voilà la définition d’un art intégratif qui harmonise pour sa création
plusieurs dimensions de l’être humain.

Un autre photographe que j’apprécie quelquefois, c’est Raymond Depardon,
surtout dans son génial livre « Errance » paru en 2000 aux éditions du Seuil,
où la poésie du texte le dispute aux compositions minimalistes en noir et blanc,
qui sont comme des révélations sur l’esprit de l’époque.

C’est la clarté d’un regard, quand il est pleinement dans le moment présent,
face à la cible de l’Etre :
« J’ai le pressentiment que quelque chose ne sera plus comme avant.
C’est peut-être la vraie définition de l’errance, de sa quête, avec sa solitude et sa peur.
C’est le désir que je cherchais, la pureté, la remise en cause, pour aller plus loin, au centre des choses, pour faire le vide autour de moi… pour rencontrer le centre d’une nouvelle image, ni trop humaine, ni trop contemplative, où le moi est aspiré par les lieux quand le lieux n’est pas spectacle, ni surtout obstacle…
Pour être juste, cette errance est forcément initiatique. »

Encore une citation d’Henri Cartier-Bresson :
« La photographie est un couperet qui dans l’éternité saisit l’instant qui l’a ébloui. »
Comme cela fait du bien, un photographe qui ose enfin parler d’éternité !…

Ce matin, j’ai aperçu un horrible photographe :
il se promenait avec un gros appareil photo autour du cou
qui pendait vulgairement vers le bas,
de sorte qu’il donnait l’impression d’être un sexe en érection
– ce qu’il était sans doute symboliquement…

Tout à coup l’homme a saisi son appareil pour le tenir en joue longuement,
appuyé sur la balustrade d’un pont,
et j’ai tout à coup compris le sens de l’expression « chasseur d’images »,
que l’on donne souvent aux photographes.
J’ai compris que pour beaucoup d’entre eux,
prendre une photo consistait à régresser dans une attitude archaïque de chasseur,
c’est à dire de primate ou de prédateur avide de « prendre » des photos,
comme l’on veut prendre le plus grand nombre possible de proies.
– j’ai d’ailleurs eu la sale impression qu’il canardait, le doigt sur la cachette.

Pour mon compte, photographier, c’est exactement le contraire de cette attitude :
photographier, c’est se mettre en état de réceptivité intérieure pour recevoir la photo,
dans un état de bienveillance attentive,
afin que, de temps en temps,
je ne sais pourquoi, je ne sais comment,
la photo vienne à moi,
elle s’invite à mon objectif,
comme une invitée précieuse qu’il me faut longuement la remercier.

Ensuite pour mettre en valeur cette hôte de choix,
le mieux est d’en prendre soin en la développant soi-même avec attention et douceur :
l’agrandir, lui donner de l’expansion, la magnifier, sur une imprimante artisanale,
dans une sorte de relation personnelle d’émotion et d’émerveillement
– tout le contraire de l’attitude coutumière,
consistant à envoyer ses photos dans un labo anonyme et prisonnier de la rentabilité.