Interview de Yannick Le Joubioux, ostréiculteur à St Armel

Interview de Yannick le Joubioux, ostréiculteur à St Armel, sur le Golfe du Morbihan

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C’est un interview comme je les aime, fait au mois de mai 2008, assis sur le petit banc de pierre avec mon ami Yannick, face à ses trois barques bleues – les trois grâces, comme je les appelle – à écouter les mots pleins d’une sagesse essentielle, qui s’en vont au vent du large, porter la bonne parole aux quatre horizons…

Yannick Le Joubioux : « je voulais d’abord te dire que je dois mon existence à une plate. C’est à dire que mon père n’aurait pas rencontré ma mère, s’il n’y avait pas eu un passeur et sa plate faisant le passage entre St Armel et Séné. Ils ne se seraient sûrement pas rencontrés car ma mére était de l’autre côté à Séné et mon père de St Armel. Donc je dois mon existence – pas la vie, car la vie ne dépend pas des hommes – je dois mon existence à un passeur et à sa barque.
C’était l’époque où il y avait encore un passeur et ça remonte au moins au 14e siècle. Ce n’était pas un passeur mythique faisant passer les âmes sur l’Autre Rive, c’était un passeur très fonctionnel. Ce passage entre St Armel et Séné, qu’empruntait aussi le duc de Bretagne, a duré jusque dans les années 50, avec Louis Le Gall qui a été le dernier passeur et qui a permis après la guerre aux gars de St Armel de fréquenter les filles de Séné.
Il y a une deuxième chose essentielle de ma vie liée aux barques, c’est que mon métier, je le dois aux barques. En effet mon grand-père n’aurait pas pu se lancer dans l’ostréiculture, s’il n’avait pas disposé de barques, en particulier de ces grandes barques qu’on appelait les « chalands ». Sans bateau de ce type à fond plat, on ne pouvait pas dans le Golfe pratiquer cette activité, c’est à dire se mouvoir facilement avec peu d’eau.
Troisième chose essentielle : je ne pourrai pas faire le métier que je fais, dans l’esprit avec lequel je veux le faire, si je n’avais pas des barques. Dans ma manière de travailler, la barque est essentielle, car je travaille de manière artisanale, paysanne, et il me faut des outils de taille réduite, à « dimension humaine ». C’est ce que disait mon ami Jean Carrel qui, ayant une prédilection pour le monde grec et voyant les plates du golfe, pensait aux trirèmes grecques. Il disait que dans le Golfe, nous avions gardé le sens de l’humain avec des activités et des outils à dimension humaine comme les barques.

AG : pourquoi tiens-tu à travailler avec ces trois plates traditionnelles en bois, sans succomber comme d’autres à l’aluminium ou au plastique ?

YLJ : j’ai envie de toucher quelque chose de chaud, qui ne soit pas froid comme l’aluminium. Je suis assez rétif à l’alu. Quand je regarde mes barques, je pense aussi que je continue à faire ce qui se pratiquait en Bretagne autrefois. C’est à dire que dans tous les ports, on avait des bateaux colorés, pour intégrer de la beauté dans les métiers. Aujourd’hui, c’est malheureusement une notion qu’on a exclue pour des raisons de productivité. Moi, je tiens à garder une part de mon temps pour pouvoir repeindre mes plates, même si c’est quelque chose qui ne rapporte pas. Je suis assez fier de perpétuer une tradition ancestrale, comme cela se fait d’ailleurs dans d’autres régions de France. Ces couleurs me font penser aussi au drapeau breton : on peint nos barques avec des couleurs agréables, vives, comme des poissons des tropiques, mais quand je regarde le drapeau breton : quelle tristesse, quel deuil en noir et blanc ! C’est vraiment le deuil de la Bretagne. Aussi, je fais un parallèle entre mes plates et ce drapeau, et je me dis qu’il faudrait lui redonner de la couleur. Comme je ne peux changer la couleur du drapeau breton, avec mes plates, je l’arbore sous une autre forme, en montrant aux gens qui passent ici, de même qu’à ceux qui vivent ici, que dans le Golfe, on n’oublie pas une certaine façon colorée d’être.

AG : pourquoi as-tu choisi cette belle couleur bleue pour tes plates avec une touche de jaune à la pointe de l’étrave ?

YLJ : parce que le bleu, c’est ma couleur préférée. On est très catholique en Bretagne, ma mère m’avait voué à la Vierge et on se devait d’habiller alors les enfants en bleu et blanc. Peut être que cette prédilection pour le bleu vient de là, je m’habille surtout en bleu-marine. J »ai eu aussi en exemple un gars de Séné, un homme de la mer, qui avait une barque bleue avec un liseré rouge. Cela a dû me marquer et je l’ai reproduit inconsciemment. Mais j’ai changé de bleu récemment : jusqu’ici j’avais du bleu azur plus clair avec un liseré jaune vermillon, mais l’année dernière, quand j’ai voulu commander cette couleur, il n’en avait plus et ils m’ont donné un bleu qu’on appelle « piscine ». Au départ, je n’était pas content du tout, mais j’ai du m’y résoudre et cela a donné un bleu plus marqué, moins éthéré, et j’ai pris un rouge bordeaux pour le liseré qui allait mieux avec la nouvelle couleur. M’est venue l’idée, il ya deux ans du jaune. Il y a deux chiffres que j’aime bien : le chiffre trois et le chiffre cinq. Un goût binaire ne me suffit pas, il me faut toujours un 3e goût, il me fallait donc une 3e couleur et j’ai eu l’idée de capter le soleil sur la pointe de l’étrave en mettant un jaune…

AG : c’est comme un tableau, comme une oeuvre d’art…

YLJ : oui, mais c’est la nature qui en fait une oeuvre d’art. J’ai vu des moments extraordinaires, où la mer arrivant juste sous les bateaux avec une petite risée, et un plein soleil, créaient des reflets sur l’eau qui se reportaient sur le bleu de la barque, c’était vraiment magnifique, mais cela ne venait pas de moi : c’est l’oeuvre incessante du soleil, de la mer et du vent…

AG : est-ce que l’état actuel des barques dans le Golfe n’est pas symbolique de l’état d’une société ?

YLJ : oui, et c’est angoissant, cela nous déchire. En particulier de savoir que le maître des barques Joël Guyot à Conleau est arrivé à l’âge de la retraite et n’a pas trouvé de successeur. Il est le dernier à savoir construire ces bateaux et à les entretenir. Il ne tient qu’à lui, que quelque chose de millénaire et d’essentiel à la vie du Golfe, ne s’en aille. En effet, la barque ici sert à travailler, à nous nourrir, en allant par exemple à la pêche avec les filets ou à la ligne. Mais, tu me diras, on peut pour cela avoir un bateau de plaisance ou une annexe de plastique. Maintenant il n’y a malheureusement plus que la plaisance, à une époque où on se croit trop facilement dans l’abondance. La barque, elle, est l’héritière d’une époque d’activités vitales, essentielles et nécessaires, comme le travail ou le transport. Joël Guyot est vraiment indispensable, il faut que le ciel prolonge sa vie éternellement, qu’il reste chez nous éternellement et si j’étais roi de Bretagne, je ne réunirais pas une nième commission d’experts de plus, je déciderais immédiatement de protéger cette activité essentielle à la vie, en lui donnant les moyens matériels et financiers de se prolonger.

AG : qu’est-ce que tu dirais à un jeune pour le convaincre de se tourner vers cet artisanat traditionnel ?

YLJ : je n’essairai pas de le convaincre. J’espère que le monde de demain fera sentir de nouveau la nécessité de vivre en bordure de nos côtes, sans le besoin de faire du prosélytisme pour les barques. Ce monde là reviendra sur l’essentiel de ce qu’est la vie, à savoir naître, grandir et mourir et entre temps vivre et se nourrir. Se nourrir, je pense que cela pourrait revenir assez vite, au sens de produire et rechercher de la nourriture, pour des raisons de difficulté à s’approvisionner. Il faut savoir qu’en France, on fait venir une grande partie de notre nourriture de l’étranger et que si l’étranger en a besoin ou si la concurrence pour cette nourriture s’accroit, alors l’approvisionnement de nourriture redeviendra un problème et on commencera à se réintéresser à toutes ces activités essentielles de la côte, dont la barque est le symbole. Je voudrais bien que la jonction entre ce qui est aujourd’hui et ce qui va advenir demain, puisse se faire et qu’on ne se retrouve pas privé de ceux qui pourraient faire le lien entre ces deux époques. On est sur le fil du rasoir : si Joël Guyot, par exemple, abandonne son activité, si un jeune ne s’amourache pas de son métier qui est magnifique : un atelier en bordure de mer, le travail du bois, jamais de série mais toujours du surmesure en fonction de la demande du client avec des possibilités d’innovation et de création, des rencontres enrichissantes avec les gens de la mer, alors on aura raté le lien qui permettrait de se rendre sur l’autre rive de demain…