Une barque en voie de célébrité

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Cette barque installée dans la série de photos intitulée « Les oiseaux »,
est l’heureuse élue d’un spectacle poétique ou « poème scénique« 
intitulé « Trembles » d’après le livre « Les Oiseaux » du norvégien Tarjei Vesaas,
spectacle mis en scène par Arlette Desmots
et qui a été joué au théâtre « Berthelot » de Montreuil du jeudi 17 au samedi 19 mars 2016.

Cette barque après être disparue physiquement depuis longtemps
– comme la plupart des barques du golfe du Morbihan en voie d’extinction –
s’est trouvée un refuge de choix en première page du programme de ce poème scénique.

Non seulement elle est une parfaite porte-parole de ce qu’ Arlette Desmots nous dit dans son dossier de création :

Ce texte respire la poésie et la liberté des grands espaces norvégiens.
Nous cherchons à convoquer dans le noir du théâtre, les grandes forces de la nature, mystérieuse et toutes puissantes.
Nous souhaitons que l’imagination des spectateurs soit guidée vers des « sensations de paysage » visuelles, lumineuses et sonores.
Nous créons un espace sensible et non-figuratif évoquant tout autant les espaces extérieurs de la nature et les espaces intérieurs de l’âme humaine.

mais encore elle apporte sa présence à un des sens profonds du spectacle,
puisque le personnage principal Mattis, en mal d’insertion sociale,
décide de choisir un jour, la fonction mythique et la plus hautement spirituelle :
devenir passeur sur une barque,
barque qu’il manie lentement dans la plus parfaite élégance,
afin que nos âmes figées dans la dureté d’un monde devenu de plus en plus matérialiste,
puisse subrepticement sentir la caresse de l’Autre Rive, entre deux chants d’oiseaux.

Lovée dans une légère brume du matin, cette barque, en sa beauté longiligne,
avec l’oiseau juché sur sa proue, comme un capitaine connaissant parfaitement le chemin,
cette barque attend patiemment son passeur,
pour ouvrir une brèche de lumière dans notre monde intérieur.

Voici le texte d’une très haute poésie, dans la dernière scène du spectacle « Trembles »,
d’après le livre »Les Oiseaux » de Tarjei Vesaas, adapté par Arlette Desmots

Scène 13- Vers son destin

Chœur 10 / Mattis est seul sur le plateau.

Dehors, dans l’appentis, il y avait depuis bien des années une paire de rames grossièrement ébauchées. Mattis n’était jamais allé plus loin, il s’était débrouillé avec les veilles. Il prit ces rames à demi faites et se mit à les grignoter avec le rabot. Ce plan avait jailli si nettement en lui que ces grossières rames aussi s’y trouvaient incluses. « Oui, pour une fois, tout a bien fonctionné en moi à ce moment-là » , pensa-t-il, entièrement livré à des mains inconnues, il avait une sensation étrange

Mattis ne fit que les gratter pour les rendre blanches et un plus rondes, afin qu’elles semblent plus propres à l’emploi. Elles restaient grossières – et c’était bien en tant que telles qu’on les utiliserait. Avec ces rames-là, ou bien il flotterait ou bien … C’était justement la partie la plus importante du plan.

« Ainsi, je saurai donc ce que je dois faire. On verra ça. »

Il savait qu’il y avait un endroit au fond où la barque était complètement pourrie, en dessous des planches qu’il posait sur le fond. On pourrait sûrement y passer le pied, il suffirait de presser assez fort dessus.

La barque percera en plein milieu, juste au-dessus du plus profond du lac, si bien qu’elle coulera jusqu’au fond, pourrie comme elle est. Mais je pourrai flotter sur ces épaisses rames-ci – s’il est dit que je dois flotter et revenir à la maison et vivre avec les autres comme avant.

« Comme ça, c’est pas moi qui décide. Mais c’est dur.», se dit-il.

Temps calme, pas de vent sur le lac, c’étaient les seules conditions qu’il eût posées. Il fallait que l’eau fût comme un miroir quand il se mettrait en route pour son épreuve, autrement, ça ne vaudrait rien. Ensuite, on verrait si le vent viendrait. 

Et personne ne sait rien. Hege et Jörgen voient une paire de rames neuves et trop grandes, et ils ne savent rien. « Pensent seulement que je ne sais pas les faire plus petites. C’est-il que je suis futé pour de bon à présent ? En tout cas, ce n’est pas trop tôt », pensa-t-il. 

Il s’assît à côté de sa barque et tourna son visage vers le vent sur le lac :

  • Souffle, vent !

  • Des pierres sur tous les yeux,

  • Tout arbre où se sont posés des oiseaux

  • Tout sentier où ma sœur Hege a marché.

Mais cela devenait trop dangereux, il n’osa pas énumérer d’autres choses. 

Le fond, pensa-t-il. Avait atteint le fond de tout ce qui s’agitait en lui. Mais il y avait tant de fonds : fond herbeux. Fond de sable. Vase. Fond pierreux. Fond rocheux. Fond dont personne n’a rêvé.

Et puis il y a cette autre chose aussi, pensa-t-il, s’égarant aussi loin qu’il osait. Et alors, ça vous emporte vers le haut à travers tous les fonds.

Mattis : Est-ce que c’est là que je dois aller ? Un long silence. Oui, c’est ça.

– NOİR –