Il y a quelques éloges de la poésie sur mon blog,
et de belles découvertes rencontrées au fil de mes lectures :
Fabrice Midal Risquer la liberté éditions du Seuil 2009
« Rainer maria Rilke commence à écrire de la poésie selon les usages en vigueur. Avec talent. Mais, peu à peu, il se rend compte qu’être poète, ce n’est pas cela. La poésie empêche la poésie. Elle est le plus souvent que jongleries relatives et contorsions contingentes, une sorte de divertissement savant pour quelques privilégiés. Elle est jeu littéraire et non engagement de la vie entière (…)
Au prix de pénibles épreuves, Rainer Maria Rilke trouve un chemin. Un chemin pour dire oui à la vie sans rien en retrancher. Un chemin non pas imaginaire – mais qui soit fidélité à l’épreuve la plus poignante d’être au monde. Un engagement à vivre ici même sans se réfugier dans un ailleurs. Rainer Maria Rilke est, pour cette raison, l’un des plus grands poètes de notre temps mais surtout un être en avant, un témoin hors du commun. Nous l’oublions parce que nous ne savons plus qui sont les poètes et que leur tâche nous est devenue étrangère. Pourtant eux seuls sont à l’écoute, sans aucun à priori. Eux seuls nous permettent de respirer dans un monde, chaque jour plus douloureusement restreint au calcul, dans lequel les êtres et les choses sont considérés comme réels en fonction de leur seule rentabilité. »
Interview d’Edgar Morin : Science, Poésie, Société.
La République des Lettres, avril 1992 (Mise à jour 2007).
Détours: Venons-en à la poésie. De nos jours, la poésie, l’écriture poétique, est devenue un art souterrain, élitaire, minoritaire, presque privé. Dans la nouvelle perspective que vous énoncez, quelle place serait-elle désormais appellée à occuper dans la société ? A quelle place de travail sur le langage des poètes, ou la poésie elle-même, pourront-ils désormais prétendre ?
Edgar Morin: Je crois, comme le disaient Lautréamont et les Surréalistes, que la poésie n’est pas seulement ce qui est écrit sous forme de poésie, mais que la poésie concerne aussi la vie. Dans le fond, de même que tout homme a potentiellement en lui à la fois un génie, un criminel et un fou, je crois que tout homme a potentiellement en lui un poète. Poésie et prose sont les deux polarités de la vie primaire. Du côté de la poésie il y a l’admiration, l’émerveillement, l’extase, l’amour. Je crois que le tissu même de la vie est un mélange de prose et de poésie. Notre façon même de penser est un mélange de prose et de poésie, et nous ne nous en rendons pas compte. Comme nous vivons dans une société techno-bureaucratique, nous voulons chasser de notre mode même de penser tout ce qui est poétique. Nous ne voulons avoir que de la prose. Or le fontionnement du cerveau humain ne se fait pas sur le modèle d’un ordinateur digital. Il fonctionne aussi de façon analogique, métaphorique, poétique. Nos rêves sont poétiques par essence. Ceci dit, nous voyons nécessairement, je dirais dans le quotidien, la poésie sertie dans la prose, comme il y a des paillettes de diamant dans la boue. Je crois que c’est la vie elle-même qui est ainsi faite.
Détours: Où voyez-vous la poésie de nos jours ?
Edgar Morin: Vous savez, si vous lui mettez un « P » majuscule, je la vois partout, dans le cosmos, dans la physique, dans la vie. On dit que la science et la vie sont aux antipodes. Or, il n’y a pas de science sans imagination. Et l’imagination, c’est la poésie. Je dirais que même la science produit de la poésie. Elle a déchiré aujourd’hui le voile d’un univers terriblement mécanique et monotone, qui était un univers purement ordonné, obéissant à des lois qui se répétaient sans cesse. Un univers qui commence par un coup de tonnerre, par un éclair fulgurant, c’est beaucoup plus beau que la Genèse. Mais la Genèse est aussi un livre poétique, puisque vous savez que dans la Genèse, c’est Elohim — dont on ne sait pas du tout qui il est, un singulier pluriel — qui sépare la terre du ciel. Mais il est évident que, quand vous réfléchissez, dans la plupart des traditions religieuses, c’est quand même Dieu qui est le forgeron du Monde. L’histoire du cosmos aujourd’hui, est celle d’un cosmos qui est à la fois son propre créateur et sa propre créature, c’est-à-dire que c’est vraiment de l’autopoïesis. Le mot « poïesis » veut dire création, et cet univers provient d’une création inouïe comportant beaucoup de destructions, de dispersions, de gaspillage, laquelle est je dirais, poïetique, et qui dit poïetique dit poétique. Un livre comme celui d’Hubert Reeves, Patience dans l’Azur, est un récit d’une poésie infinie, et c’est à peu près le résumé des hypothèses plausibles, des connaissances d’aujourd’hui sur l’origine du monde. Il y a des choses étonnantes. Il se passe nombre de phénomènes en quelques fractions de secondes puis, pendant un million d’années, il ne se passe plus rien, enfin la gravitation se met en marche et crée les métagalaxies. Je trouve que l’histoire de l’univers est redevenue fabuleuse. Elle est redevenue totalement fabuleuse, avec cette vertu d’être poétique, c’est-à-dire que la création y est mêlée à nouveau à son contraire, la destruction. La poésie est aussi présente dans le monde de la physique. Quand on pense que les astres sont des forges inouïes, des phénomènes d’une violence insensée, qui dépassent la déflagration des bombes thermo-nucléaires, et que pourtant, les univers qui sont les astres sont organisés. De temps en temps, il y en a un qui explose, la plupart explose tôt ou tard. Mais pendant leur durée de vie, quelques milliards d’années, ils fonctionnent dans le tumulte le plus incroyable. C’est héraclitéen, justement, ce mélange de furie, de désordre et en même temps d’ordre. Alors je trouve qu’aujourd’hui, la science produit de la poésie. On est stupéfié, émerveillé. Je vois cette poésie partout, dans tout ce que reflète la connaissance moderne.